Opening remarks

Françoise Tulkens, former vice-president of the European Court of Human Rights

Norway NHRI’s webinar on Human Rights Obligations to Mitigate Climate Change June 29th 2021

The below text is in the original French. A live translation in English is available from the recording of the seminar on YouTube here.

Le temps de l’action

Ce séminaire touche à des questions juridiques et politiques essentielles soulevées par le changement climatique. Ce changement, c’est une évidence, a non  seulement une dimension planétaire mais aussi et surtout existentielle.

Comme on le constate, ces dernières années, ces derniers  mois et même ces dernières  semaines, la société civile se tourne de plus vers le juge et les tribunaux pour faire valoir l’urgence climatique, ce qui a mes yeux est un signe de bonne santé démocratique. Aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Belgique, souvent devant les plus hautes juridictions, devant les tribunaux européens aussi nous assistons à une  « explosion » de procès climatiques. Les droits fondamentaux ont désormais pris leur place dans le débat judicaire et je pense que ce mouvement est irréversible.1Ch. COURNIL et al.,  La fabrique du droit climatique au service de la trajectoire 1.5, 10 mai 2021  (consultable ici https://my.pcloud.com/publink/show?code=XZ5z1nXZhVrck4l338VJSmFiSjCqkL0mmQey).

D’où cette première question, qui est en fait une objection, dont vous allez débattre pendant le séminaire, celle de la distinction classique entre droit et politique et du rôle des juges dans le changement climatique. A travers, la neutralité apparente de la question, se profile le spectre du gouvernement des juges. Personnellement, j’ai deux éléments de réponse qui se complètent l’un l’autre. Dans l’État de droit qui est le nôtre fondé sur  les droits humains, les juges nationaux comme les juges européens et internationaux sont « les gardiens des promesses ». Dans nos démocraties constitutionnelles, il ne s’agit évidemment pas pour les juges de poursuivre ni de servir un quelconque agenda politique mais de sauvegarder, en toute indépendance et impartialité, les droits fondamentaux qui sont reconnus par les États dans les textes européens et internationaux auxquels ils ont adhéré et qui sont évidemment concernés par le changement climatique. Le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 17 juin 2021, tout entier centré, au regard des articles 2 et 8 de la CEDH, sur les obligations de l’État fédéral et des trois régions de prévenir les dommages climatiques graves et prévisibles, en est une parfaite illustration2Fr.Tulkens et S. Van Drooghenbroeck,  « Le fédéralisme sous la pression du droit International et européen des droits de l’homme ? L’exemple de la Belgique », in La Convention européenne des droits de l’homme et les cantons, sous la dir. de S. Besson, Fribourg, Schulthess, coll. Forum droit européen, 2014, pp. 275-309.. Par ailleurs, lorsque le politique ne s’empare pas des problèmes, lorsque les politiques ne veulent ou ne peuvent intervenir, les juges doivent  assumer leur responsabilité, également les juges de la Cour européenne des droits de l’homme..

L’acquis conventionnel

Ceci m’amène tout naturellement à la Convention  européenne des droits de l’homme. Certes, avant la requête Duarte Agostino c. le Portugal et 32 États membres et les autres requêtes climatiques actuellement pendantes, la Cour n’avait pas encore eu à connaitre de contentieux climatique au sens strict. Mais, depuis des années, la Cour a progressivement développé une jurisprudence sur les relations entre droits humains et environnement, une jurisprudence qui constitue un acquis sur lequel il faut construire la justice climatique.

Actuellement, il est ainsi reconnu que la jouissance des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme dépend aussi de la jouissance des droits liés à l’environnement. La jurisprudence de la Cour semble s’être « stabilisée » sur les articles 2 et 8. En ce qui concerne le droit à la vie privée et familiale et le droit à un environnement sain, il n’y pas « de cloison étanche » pour reprendre une formule bien connue qui traduit l’indivisibilité et l’interdépendance des droits humains fondamentaux. Ainsi, par exemple, dans la fameuse balance des intérêts pour déterminer si une ingérence dans un droit fondamental est nécessaire dans une société démocratique, le juge des droits humains doit aussi placer l’urgence environnementale et climatique. L’article 6 de la Convention pourrait aussi bientôt faire son entrée et trouver sa place dans le domaine de l’environnement. En effet, les lenteurs de la justice compromettent le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ce qui est problématique dans le contexte de l’urgence climatique.  A mon avis, ce n’est pas par hasard que la Cour a accepté de traiter la requête Duarte en priorité.

Des obligations procédurales

La Cour européenne des droits de l’homme « compense » d’une certaine manière le fait qu’elle ne garantit pas (encore) le droit à un environnement sain en tant que tel (as such) par la reconnaissance d’obligations procédurales positives. Comme nous le savons, en effet, désormais chaque droit substantiel reconnu par la Convention est susceptible de sécréter des garanties d’ordre procédural contribuant à l’effectivité du droit concerné et attachées davantage aux processus décisionnels qu’aux décisions proprement dites. En l’espèce, il s’agit de ce qui est qualifié à très juste titre de démocratie environnementale et qui concerne les droits de participation, tels qu’ils sont reconnus dans la Convention d’Aarhus du 24 juin 2018 et l’Accord d’Escazu. Ces droits s’attachent notamment au droit à l’information, au droit de participation au processus prise de décision, au droit d’accès à la justice.

Deux observations se dégagent quant à l’accès à la Cour européenne des droits de l’homme. Tout d’abord, le rôle des associations est essentiel pour introduire des requêtes dans le domaine climatique, ce qui implique à terme, notamment, un élargissement de la notion de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Sans soulever le risque de l’actio popularis, une évolution douce se met heureusement en place en ce sens dans la jurisprudence de la Cour. Par ailleurs, l’arrêt Association Burestop 55 et autres contre la France du 1er juillet 2011 qui concerne le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6.1 de la Convention d’une association de protection de l’environnement est particulièrement significatif. Alors que le gouvernement français ne contestait pas la recevabilité du grief, la Cour « juge cependant nécessaire » de l’examiner d’office » (§ 51), pour conclure qu’il importe d’être « en phase   avec la réalité de la société civile actuelle dans laquelle les associations jouent un rôle important (…) » et d’appliquer « avec souplesse » les critères d’applicabilité de l’article 6 (§ 54). Une fameuse évolution.

Ensuite, les requérants individuels n’ont pas le monopole du droit d’agir. L’article 33 de la Convention permet également à n’importe lequel des 47 États membres du Conseil de l’Europe de saisir la Cour de toute violation  de cette Convention commise par un autre de ces États. Cette possibilité, souvent délaissée, incarne la garantie collective des droits humains qui est au cœur du système de la Convention.  Ainsi, l’État à l’origine du recours agit non pour son compte personnel, mais au nom de l’intérêt commun, afin de soumettre à la Cour « une question qui touche à l’ordre public de l’Europe ». Le moment n’est-il pas venu  d’y penser ?

Des changements de paradigme

Certes, des difficultés subsistent et que vous allez affronter durant ce séminaire. Sur le plan technique, la question de la juridiction qui est évidemment  la première question posée aux requérants dans l’affaire Duarte, à la lumière de l’arrêt M.N. c. Belgique du 5 mai 2020  qui semble marquer « un coup d’arrêt » à l’extension de la notion de juridiction territoriale3Pour une solide analyse critique, cf. P.Ducoulombier, « Coup d’arrêt à l’extension extraterritoriale des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme », RTDH, 2021, pp. 79 et s.. Une lecture conservatrice et restrictive dans la matière politiquement sensible des visas humanitaires. Mais les deux affaires sont radicalement différentes et peuvent/doivent être distinguées. L’exception au principe territorialité réside dans  obligation, et non la faculté, de prévenir les dommages du changement climatique qui trouve son fondement dans les engagements internationaux pris par les États en cause et dans le fait que les requérants sont dans l’espace juridique de la Convention.

L’autre question est plus philosophique, celle des générations futures. La décision lumineuse de la Cour constitutionnelle allemande du 24 mars 2021 nous ramène à la métaphore des générations des droits humains. A la première génération des droits humains, les droits civils et politiques fondés sur la liberté,  s’est ajoutée la deuxième génération, ces droits économiques sociaux et culturels fondés sur l’égalité. A l’horizon, mais un horizon qui se rapproche,  on voit apparaître les droits de la troisième génération fondés sur la solidarité, la solidarité transnationale, dans l’espace, entre les peuples de la planète et la solidarité transgénérationelle, dans le temps, entre les  générations présentes et futures. L’objection traditionnelle de la justiciabilité, liée à la génération des droits, semble dépassée. Il ne suffit plus « d’ajuster » les droits humains à l’environnement mais il est maintenant nécessaire de penser un véritable changement de paradigme et reconnaître le droit à un environnement, per se, comme un bien public.

La Cour européenne est capable de pareil bouleversement. Mutatis mutandis, dans l’affaire Duarte, elle opère – sur un dogme- une révolution tranquille lorsqu’elle estime : « Dans une affaire particulièrement complexe comme celle-ci, obliger les requérants issus de familles modestes d’épuiser les voies de recours interne devant les juridictions nationales de chaque État défendeur, équivaudrait à leur imposer une charge excessive et disproportionnée alors qu’une réponse efficace de la part des juridictions de tous les États membres apparait nécessaire puisque les juridictions de tous les États membres ne peuvent émettre d’injonctions qu’à l’égard de leurs propres Etats »

Retour aux fondamentaux

Christina Voigt nous ramène aux fondamentaux. Oui, le changement climatique porte atteinte au droit à la vie et s’immisce dans de nombreux autres droits, ceux de nous tous mais surtout des pauvres, des migrants, des femmes. Oui, les États sont tenus de respecter les obligations positives qui leur incombent et donc de prendre les mesures adéquates et proportionnées pour lutter contre ces violations potentielles. Oui, un contrôle européen indépendant et impartial doit être préservé à tout prix et mené avec force.

La Convention européenne des droits de l’homme ne fonctionne pas dans un vide mais dans la société. Elle est un instrument vivant (living instrument) appelé non seulement à sauvegarder mais à développer les droits de l’homme et les libertés fondamentales (Préambule). L’intelligence de la Convention est de permettre que celle-ci fasse l’objet d’une interprétation ouverte, évolutive, dynamique, susceptible de donner sens et effet, dans le temps présent, aux droits garantis. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le séminaire d’ouverture de l’année judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme le 31 janvier 2020, sous le signe des 70 ans de la Convention, a choisi parmi les thèmes retenus l’environnement et l’interprétation évolutive4Cour européenne des droits de l’homme, Dialogue des juges. La Convention européenne ses droits de l’homme : un instrument de 70 ans, Strasbourg, 2020 (vidéo).  Profondément attachée à la Convention européenne des droits de l’homme, nous avons tous je pense pu constater que les plus belles pages de la Convention ont souvent été écrites en marge. C’est le moment de les écrire encore.